Gracianne Hastoy

Gracianne Hastoy

 

DISCOURS DE RECEPTION A L’ACADEMIE DES LETTRES PYRENEENNES

Gracianne Hastoy – Samedi 03 Avril 2004

Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie de me recevoir aujourd’hui. J’ignore cependant si vous avez mesuré à quel point confier à mon manque d’éloquence le soin de vous rejoindre était hasardeux pour le prestige de votre assemblée.

Pour chacune et chacun d’entre vous, j’ai envie de poser un mot, une impression, mais c’est d’abord à Monsieur Hervé Lucbereilh que s’adresse ma pensée particulière. Il m’accompagne parmi vous, certes, mais s’est surtout vu infliger la lecture de ce qu’il serait déplacé et présomptueux d’appeler mon œuvre littéraire. Si je m’étais un jour imaginée devoir être lue par lui, je me serais davantage appliquée ! J’espère qu’il me pardonnera les heures perdues à tenter de me lire.

D’autre part, je mesure aujourd’hui combien je construis, pierre fragile, l’édifice érigé par vous depuis bien longtemps au service de la culture pyrénéenne et de la langue française en général.

Caillou encore mal façonné par le savoir, je vais essayer de m’imbriquer dans la place laissée vacante par la pierre polie et sculptée, occupée avant moi par Madame Marie Bonnes.

Lui rendre hommage est une tâche aussi ardue que valorisante. Comme l’a dit un jour Madame Marguerite Yourcenar : « l’hommage rendu par celui qui vient à celui qui partit, dissipe, comme un grand vent salubre, toute bouffée de vanité de la part du nouveau venu, et l’oblige à de sages retours sur soi-même. »

Je n’ai pas connu Madame Marie Bonnes, et je le regrette, mais suis fière et honorée, en tant que femme d’avoir à parler d’une autre femme.

Au hasard d’une lecture dont je suis fervente, bien peu en rapport cependant avec ma quête originelle de découvrir Marie Bonnes, j’ai fait la connaissance de cette poétesse et peintre de renom. Je pourrais vous épargner le lassant exposé de ma rencontre de papier avec elle, mais hélas, rebelle autant que femme, je n’ai point justement décidé de vous éviter mes divagations !

Avide de combler le gouffre de mon inculture, je puisais dans un livre intitulé « Biarritz, ses marins et ses corsaires », écrit par André Lassus et Pierre Darrigrand. Je ne risquais, a priori pas d’y trouver la moindre référence à l’académicienne que je prétends remplacer aujourd’hui. Hasard facétieux, c’est pourtant ce qui survint.

Entre Dominique Laborde, pilote de la Barre et l’officier marinier Pierre de Lacaussade, s’était subrepticement glissé un article de presse découpé par quelque main malicieuse ayant à cœur de m’épargner le ridicule de si mal connaître Marie Bonnes.

Longtemps, je puis bien vous l’avouer, je suis restée à contempler la photo de cette inconnue, à sonder son sourire pour y déceler quelque message mystique dont elle m’aurait affranchie depuis son paradis, pour me punir de tant ignorer son oeuvre.

Longtemps, je me suis trouvée indigne de ne pas l’avoir lue, d’avoir omis son « rythme intérieur », titre déjà si évocateur d’une grande spiritualité. L’article m’apprit qu’elle vivait à Nay, dans ce Béarn incliné pour mieux vénérer ses maîtres, les Pyrénées. Je la découvrais tantôt lauréate de l’Académie française ou récompensée par les Jeux Floraux de Toulouse. Tant de prix avaient salué son talent. En poursuivant ma lecture, j’ai cru entrevoir dans le titre de son ouvrage « cet horizon fidèle » un hommage à nos collines envoûtantes. Me suis-je trompée ? Il y a tant d’horizons pour cadenasser notre âme de voyageurs. Duquel parlait-elle ? On disait dans l’article, pour évoquer sa plume, qu’elle était classique, avec une forme aisée, gracieuse, soignée sans être savante. C’était amusant ! Les qualificatifs reflétaient parfaitement le sentiment dégagé par la photo jaunie du journal déployé devant mes yeux curieux. Il y avait autre chose, plus indéfinissable : une sérénité puisée dans sa sentence : « Cueille le gui du bonheur sur la branche. Il est partout ; tends simplement la main ». Comment parler d’elle sans saisir ces quelques mots lancés au vent de la poésie ? Mieux, comment rendre un sincère hommage à cette parolière du bonheur ?

Justement, en cherchant ce qui nous ralliait ! Nos vocations auraient pu nous rendre si dissemblables, mais l’étions-nous vraiment ? Nous étions femmes toutes deux, et attachées à nos vallées. Surtout, j’étais happée par une phrase prononcée par elle. Une phrase qui la plaçait en mère, en écrivain au féminin ayant si bien analysé son temps et ses semblables. « L’homme pauvre est celui qui n’a jamais pleuré ». A elle seule, cette assertion m’amenait à une connivence avec son auteur. En effet, y’a-t il plus bel exercice de la féminité que dans l’art de parler des hommes ?

Je tenais, dès lors, mon sujet, ma volonté.

Alors, à la fois pour rendre hommage à celle qui a écrit « les choix du cœur » et vous infliger le douloureux et consternant discours d’une femme attachée aux valeurs féministes, j’ai décidé de vous parler aujourd’hui des « massipia ».

J’en conviens, le sujet est ardu vu le prestigieux mais si majoritairement masculin public que vous constituez. Toutefois, l’ironie de la situation ne m’échappe pas et je quête votre complaisance et votre indulgence à l’orée de mon arrogante allocution. Quant à vous, mesdames, je ne doute pas de votre soutien indéfectible dans l’élan de la fameuse solidarité jamais démentie.

Parler des femmes dans les Pyrénées, c’est entrevoir leur statut au fil du temps. En approchant les travaux de Jean Larcher, chargé par les états de Bigorre de recueillir les vieux documents d’histoire locale, j’ai découvert le statut des « massipia ». J’ai bien cru m’évanouir de stupeur. Le savant paléographe expliquait sans sourciller que, je le cite : « les massipia étaient des concubines autorisées par une coutume abusive et criminelle, dans le pays de Lavedan, du moins chez les gentilshommes, pour en jouir et leur rendre d’autres services, moyennant une récompense en fonds de terre ou en argent ».

Ainsi, dans les sociétés matriarcales du Sud-Ouest, à la réputation jamais entachée, voilà que les bigourdanes jetaient le voile de l’opprobre sur la belle représentation féminine. Ces courtisanes, ces servantes ainsi définies par l’appellation latine, avaient même pour couvrir leurs étranges mœurs, l’honneur d’être financièrement dotées et protégées aussi par des constats publics devant notaire.

Pire encore, et comme pour mieux illustrer mon récit, j’appris que dans la vallée de Barèges, il était d’usage de contracter un mariage subsidiaire, en ajoutant à l’épouse légitime une concubine pour un temps déterminé, et avec la promesse d’une survivance éventuelle. Les femmes bigourdanes s’achetaient pour des services conjugaux.

L’on m’eut raconté la chose aux temps immémoriaux des romains, j’aurais compris ! A l’époque, le concubinat entre deux personnes libres, « le licita consuetudo », était monnaie courante. Ainsi se payait le prix de l’aliénation jusqu’à ce que Léon-le-philosophe prohibe la pratique. Car réside bien là le terme juste de toute justification dans la féminité : prix de l’aliénation ou liberté. Nos chaînes se sont si bien fondues sur la silhouette de notre condition, que les non initiés ont fini par ne plus les voir. Nous-mêmes avons été souvent aveuglées.

Aujourd’hui, avec notre maigre 8 mars à peine concédé, oserais-je, femme, contester le procédé ? Certainement les massipia me riraient-elles au nez. Elles avaient gagné dûment dans un contrat d’aliénation le prix de leur chère liberté.

Liberté de penser, d’être protégées dans une société cruelle, liberté avant tout d’exister en tant que femme pour se laisser aller, si bon leur en semblait, aux plaisirs contestés de la chair et de l’outrage.

Liberté surtout d’échapper à la dénudation publique puisque telle était la sanction réservée aux impudiques osant se livrer à des ébats inconsidérés avec des hommes mariés.

A bien y regarder, le contrat signé par les massipia était un vêtement de droit, destiné à les laisser couvertes de l’habit du respect.

Vous pourriez me rétorquer que les bigourdanes n’étaient qu’une part infime de la population féminine des Pyrénées et qu’il est erroné, dès lors, de faire une généralité des rites étranges du concubinage ou du mariage qui prévalaient dans les vallées.

Pour ne rien vous cacher, j’y ai pensé. Mais à peine l’avais-je envisagé que j’appris l’existence d’une coutume similaire pratiquée par les bohémiens en terre de Béarn. C’était une variante, certes, mais toujours dans la lignée de l’infamie au service de la femme, maîtresse dans tous les sens du terme.

Les bohémiens célébraient le rite de la cruche cassée. Au milieu de la famille et des amis rassemblés, une cruche était jetée en l’air, et le mariage durait autant d’années qu’elle avait laissé de débris en tombant. Le rituel fit d’ailleurs dire à un poète béarnais : « u bieilh toupi qu’ous sert dé curé, dé noutari ! ». Un vieux pot leur sert de curé, de notaire !

Et les bohémiens n’étaient pas seuls à s’illustrer de procédés barbares, hélas. Les héritières de la Vallée d’Ossau se faisaient remarquer par l’allure hautaine avec laquelle elles portaient leur riche costume. C’est un détail, mais il faut y relever le manque d’humilité et de retenue de ces dames là. Pire, le gendre entré dans la famille était souvent considéré comme un valet d’une catégorie à peine supérieure, nous rapporte Bascle de Lagrèze, dans son ouvrage « Droit dans les Pyrénées ». Le droit des femmes à disposer de leurs biens allait jusqu’à donner le sentiment qu’elles pouvaient aussi disposer de leurs corps comme de leur cœur, disait-on.

Alors, par quel sordide truchement, nos sociétés actuelles se sont-elles voilées des doubles oripeaux de la fausse pudeur et de l’hypocrisie ?

Ma génération a cru redécouvrir et inaugurer le bal de l’émancipation, après que nos mères se soient battues pour obtenir le droit de vote ou le droit au travail.

Il ne s’agissait tout simplement pas du même combat. Le plus récent était, je dirais, une lutte presque économique. Le premier, celui porté par les massipia et tant d’autres, était la rixe pour notre corps et nos sentiments. Il n’était pas le moindre pour autant. Mais je m’égare et oublie déjà la teneur première de ma tirade.

Si après la Bigorre, le Béarn était aussi contaminé par ces femmes de méchantes mœurs, fallait-il en déduire que toutes les Pyrénées étaient infestées ? J’ai voulu me tourner vers le Pays Basque cher à mon cœur, mais sans grand espoir d’y trouver une compensation vouée à la probité. En effet, pour avoir étudié les mœurs sociologiques des femmes dans le Labourd de 1608 dans le cadre de mon prochain roman, je savais l’incongruité de ma recherche. Si au début, j’avais mal compris l’acharnement de l’inquisiteur Pierre de Lancre à conspuer les basquaises aux cheveux trop libres, je comprenais soudain que son motif de les traiter de sorcières avait une connotation secondaire. Entre autres explications, il s’avérait que les sorcières n’étaient en fait que des massipia. Les basquaises auraient pu bénéficier de notre charité si leur coutume avait été motivée par le soin d’éviter la dénudation publique, mais non ! Pire encore que leurs congénères voisines, elles s’autorisaient tout bonnement à essayer les hommes avant de les épouser. Si le monsieur ne donnait pas satisfaction, il était congédié !

La situation a perduré longtemps. Au XVIIIème siècle, bien après le départ de Pierre De Lancre, les évêques de Bayonne fulminaient encore contre les mariages à l’essai, courants en Pays Basque.

Les temps ont bien changé et je ne me permettrais jamais de juger si cela s’est fait dans le sens de l’amélioration ou au détriment de la position des femmes dans la société.

Cependant, nos aïeules ont ensemencé de leur incroyable audace la terre de notre naissance. Elles ont laissé leur trace et toutes, nous sommes nées de cette mémoire généalogique inscrite dans le temps.

Je n’avais pas envie de l’oublier au moment d’intégrer votre illustre assemblée. J’arrive ici avec la mémoire de ma terre et l’hérédité charriée par mon sang. Je porte aussi sur mes épaules le poids de ma jeunesse, et cette manie de ne savoir vivre et m’exprimer qu’au travers des mots et de l’écriture. Voilà de quoi est faite la pierre que vous intégrez aujourd’hui à votre si belle bâtisse.

Un jour, l’écriture, ce tyran, m’a attirée dans ses griffes et plus d’une fois, j’ai pensé défaillir. A vos côtés, portée par votre richesse et votre soutien, je me sens mieux armée pour ne plus me laisser décourager. Auprès de vous, j’en suis certaine, je gagnerai en solidité. Mais jamais je n’oublierai d’entendre le roulis des petits cailloux du souvenir, agités par Marie Bonnes et toutes les autres avant elle, venir tintinnabuler à mes oreilles de femme.

Mesdames, Messieurs,

Merci de votre écoute et de votre accueil.

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Modifié le 09 - 12 - 2010
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